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Simulacres (2022)
Michel Tombroff
 

 
"Le simulacre est vrai."

Jean Baudrillard


 

16 métronomes, cire. Dimensions variables.

Ce qui a n’a que l’apparence de ce qu’il prétend être, apparence qui se donne pour une réalité, vaine représentation, phantasme, faux-semblant, caricature : voici quelques définitions et synonymes du mot simulacre. Nous nous sommes habitués à ce que ceux-ci soient progressivement devenus les stéréotypes de la désorientation de l’époque contemporaine : à la recherche de la maîtrise et du savoir absolu qui caractérisaient la modernité sont venus se substituer, depuis la fin des années soixante, l’abandon de cette maîtrise, la prolifération des signes et la dissémination généralisée de la postmodernité.

 

Les termes simulacre et concept sont contradictoires ; il n’est pas étonnant, dès lors, que les objets et tautologies de l’art conceptuel – qui privilégie l’idée de l’art, dont les œuvres « sont des propositions analytiques » (Joseph Kosuth) et où « l’apparence d’une œuvre est secondaire par rapport à l’idée de l’œuvre » (Sol LeWitt) – ne résistèrent pas longtemps à ce déferlement chaotique du réel, à ce « réel objectif, le réel des autres, de la collectivité » si bien convoqué par Bertrand Lavier, Guillaume Bijl ou Philippe Cazal.

Si on admet que le monde de la représentation est celui de la conformité du concept et de la chose, la contradiction entre simulacre et concept semble donc pointer vers une aporie : celle de produire une œuvre conceptuelle lisible à l’ère de la postmodernité. Mais avons-nous affaire à une impossibilité, ou à une simple difficulté ? Il fallait pour répondre à cette question abandonner (temporairement) Platon et pénétrer dans un espace de pensée qui réhabilite les simulacres aux dépens du règne de la ressemblance, de la domination du Même et de la représentation. Cet espace existe, c’est celui qu’a décrit Gilles Deleuze dans son grand livre Différence et répétition.

Deleuze, ce philosophe anti-dialectique du paradigme « vital, bergsonien, des multiplicités ouvertes », antonyme du paradigme « mathématisé, stellaire et mallarméen » d’Alain Badiou, a instauré ce champ où les catégories de la représentation et de l’identité volent en éclat pour laisser place à celles de la « différence affirmative » et de la « répétition créatrice », ouvrant la voie à la réhabilitation du simulacre. C’est en explorant ce champ, séduit par « l’alerte sinuosité » et la « scintillation discontinue » de ce « penseur joyeux de la confusion », que m’est venue l’inspiration de Simulacres.

Dans Simulacres, les métronomes encirés ne sont à l’image de rien. Ils sont affranchis de l’association à l’Idée de métronome, ils nient l’original, la copie, le modèle. Ce sont les légères différences – les angles des balanciers, les positions des poids, les hauteurs des masses de cire, leur opacité – qui apparaissent, en elles-mêmes, libérées des contraintes de la représentation et des exigences du concept. Le tempo, fonction nominale d’un métronome, mécanisme sonore générateur de finitude, est ici figé, pour que s’évanouisse l’intuition de la répétition ordinaire – celle qui, selon Deleuze, est « hypothétique, matérielle, dans l’effet » – au profit de la répétition, remarquable et singulière, qui se révèle pour elle-même – celle qui est « catégorique, spirituelle, dans la cause. » Ces métronomes ne scandent pas la répétition, ils scandent la durée.

 

Deleuze a proposé une pensée intuitive, affranchie de la représentation et de la ressemblance, une pensée sans image ; je lui réponds par une œuvre reflet, à l’image de sa pensée. Il a dit : « penser c’est créer » ; Simulacres lui rend hommage, silencieusement, en affirmant : « créer c’est penser ».

Michel Tombroff

Septembre 2022

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